“Dhruba” (version française)

J’ai l’impression d’être une enfant à l’affut,  
nichée dans le coin de cette page  
Comment honorer la grandeur d’un gourou 
accompagner encore la chanson qu’il chanta ?  
Si je réduisais son enseignement à quelques caractères, formes blanches 
et noires jetées à même la page,  
mon éloge risquerait de faire naufrage,
son encre de provoquer une autre 
marée noire.  
Jamais je ne réécrirais les fugues de Bach,  
jamais je ne vendrais à Van Gogh des pastels abîmés,  
ces moitiés de couleurs oubliées tout au fond du carton. 
Imaginez un peu,  
en guise de Nuit étoilée,  
une nuit floue aux nuages joufflus  
plus un soleil émoussé.  

Comment vous dire l’infinie sagesse qu’il irradiait ?  
Ce serait un crime d’essayer de mettre le soleil en boîte. 
Ce géant avait le don de rire avec les planètes –  
de se moquer de la gravité,  
de lancer sans compter combien de phrases musicales,  
de jouer au catch avec les anneaux de Saturne,  
de plaisanter avec Pluton.  

Si je pouvais vous projeter le film qui passe dans ma tête, 
je vous inviterais à y monter et vous désignerais mon meilleur fauteuil. Pas  d’entracte au programme 
(il faudra savoir être patient).  

Trente-six cordes révèlent un millier de couleurs en pleine floraison. 
Balayant les derniers rangs,  
elles se répandent dans toute la pièce  
avant d’en percer les murs de béton  
pour aller illuminer les rues de la ville.  
Ajuster une cheville, quand il s’accordait,  
lui suffisait à ouvrir votre esprit à un paysage de palettes oubliées. Chacun 
de ses doigts recourbés sur le manche  
dansait, aligné, à la poursuite de la Vérité.  

Chaque note connaissait intimement ses voisines,  
celles du dessus, celles du dessous,  
la forte femme, là-haut, qui cuisinait trop épicé  
et le garçon de neuf ans, en bas, qui récitait des contes lointains 
sous la douce lumière de sa lampe,  
persuadé qu’il était le dernier éveillé.  

Nous nous sommes assis comme de jeunes garçons à un match
bien décidés à mettre la main sur le prochain ballon égaré, 
gelant dans le noir, salles de concert de Bombay –  
oublieux des excès de l’air conditionné 
nous attendions sur le bord de nos sièges délabrés, tout de bosses et 
de ressorts,  
prêts à recevoir les prix qui, nous le savions, nous étaient promis.  

Quel maigre droit d’entrée pour un tel spectacle :  
voir cet artiste rare dessiner sur ses cordes à coups d’archet,
créer des mondes ex nihilo  
écrire des contes épiques, parcourir de telles distances, 
convaincre un soleil couchant de se relever déjà.  

D’où nous vint cette chance  
de tomber sur ces courants cachés,  
de mettre au jour les forces secrètes orchestrées plus bas ? 
Sur les mers agitées, sous les courants changeants, il était là 
pour nous guider.  
Toujours accordé au tempo de son impulsion intérieure, 
il savait le moment de laisser certaines notes le submerger, 
celui de tendre la main pour en attraper une autre qui passait, 
rapide, à sa portée,  
celui, aussi, de reléguer les découvertes du jour dans l’abîme
afin qu’elles s’y épanouissent jusqu’à la prochaine fois.  

Chancelants, nous sortions de la salle,  
ivres de tout l’or que nous avions attrapé, 
nos poches lourdes de sas et de pas, do et sol à foison, 
et de toutes les notes que l’on trouve entre ces deux-là.  

Les divinités de l’eau ont applaudi, 
agitant leurs nageoires avec bonheur.  
Comment ce mortel peut-il 
mêler la mer et le ciel  
et faire de ce mélange un si luxuriant  
paysage ?  

A chaque leçon, il m’accueillait chez lui,  
m’enseignait à explorer mon feu sacré, 
à dévoiler avec précaution le paisible savoir enfoui en 
moi.  
Il me laissait alors l’envelopper de mes mains, 
jouer avec les notes dociles, les faire glisser entre mes 
doigts,  
sentir aussi la terre humide de la matrice, c’était il y a
longtemps.  

Il m’asseyait à sa table, 
me servait un doux thé au gingembre,  
et me faisait me retrouver, moi entière, gorgée après 
gorgée.  
Il m’a appris à me nourrir, 
m’a aidée à rassembler toutes les pièces d’existence 
dont je devais manquer.  

Dans sa dernière étreinte, il a dû glisser une étoile d’or dans mon sac.
Un soir, elle m’a chuchoté :  
la tranquillité réside dans la plénitude,  
et la plénitude se trouve dans le vide.  
Ne te dépêche jamais, rien ne se défait. 
Le temps se déploie différemment pour les maîtres ;  
oublie ta soif de devenir, 
plonge plutôt dans ta maîtrise.  
Oui, ai-je répondu à l’étoile.  
Ainsi je ne suis plus cette enfant qui traîne dans un coin. 
Je sais comment marche cette page,  
Je vois loin vers l’horizon et embrasse même le ciel. 
Le sol tremble sous mes pas,  
comme de petits moteurs qui tournent  
et me projettent vers l’avant, dans la beauté de demain.
Je porte en moi la lumière d’un millier de soleils, et ton empreinte 
avec. 

Traduction de Guillaume Belhomme



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